Une première course, un accident
Aujourd’hui c’est Morgane, une élève de la formation Devenez autonome en haute montagne, qui va vous raconter sa première course d’alpinisme (bien avant qu’elle n’intègre la formation). Comme vous allez le voir, tout ne s’est pas bien passé.
14 juillet 2020 – 8h30 du matin
Le soleil est déjà haut lorsque j’atteins mon tout premier sommet en alpinisme.
Aiguille d’Argentière, 3901m.
Fatigue, fierté, joie.
Mais aussi de la peur. Peur à l’idée de redescendre ces 1100 mètres de dénivelé, entamés quelques heures plus tôt.
Après un réveil à 3h du matin, et quelques bouts de tartines difficilement avalés au refuge, nous partons, Fabien et moi, pour le sommet.
Pour ma première course, nous avons choisi l’aiguille d’Argentière, en plein cœur du massif du Mont Blanc.
Ces temps-ci, je ne suis pas en grande canne. J’ai la boule au ventre, j’avance doucement, je perds quelques fois Fabien de vue, je pars assez défaitiste et me dis que je n’irai pas jusqu’en haut.
On s’encorde et on chausse les crampons au bout d’une vingtaine de minutes. On commence alors à remonter le glacier du Milieu, tout doucement.
Je souffle.
Le temps passe.
Aux alentours de 5h
Le jour commence à se lever. Des nuages denses cachent le glacier d’Argentière, un peu plus bas. Comme une épaisse couverture qui nous empêcherait d’y redescendre. On continue tranquillement à prendre de l’altitude.
Enfin, le soleil envoie sa lumière sur les premières cimes dos à nous : le sommet de l’Aiguille Verte passe de l’obscurité à la lumière chaude et fulgurante du matin en un claquement de doigts. Les Droites et les Courtes suivent le pas et se revêtent rapidement des mêmes couleurs intenses.
Je suis toujours lente et fatiguée.
Fabien le sent.
“On arrive bientôt à la rimaye, et après ça se corse”, me dit-il.
Après ?
Après la rimaye, un couloir incliné à 40 degrés nous attend. Et puis, dans le prolongement de cette pente, un étroit goulet qui frôle les 45 degrés. Rien d’exceptionnellement compliqué pour beaucoup d’alpinistes, mais pour une première expérience, ça pique.
Je traverse la rimaye, assez ouverte pour que Fabien doive m’aider à me hisser, mais pas infranchissable non plus.
“Bon Momo, on va jusqu’au pied du couloir, et on voit ensuite si on continue ou pas”.
Je hoche la tête, marmonne sans doute un “ok”, et continue d’avancer.
Je commence alors à perdre toute notion du temps, tandis que la pente se raidit progressivement. Je range mes bâtons et les troque contre deux piolets.
Sans que je m’en rende vraiment compte, nous passons d’une simple marche glaciaire à une ascension légèrement plus technique. Debout, face à la pente, je plante mes piolets l’un après l’autre, et mes crampons mordent la neige de face.
L’altitude vient me taper dessus d’un coup. Comme une envie de pisser. Rien de fort, rien de douloureux comme j’imagine les effets lorsqu’on est bien plus haut, mais une simple vague étrange qui saisit mes membres et ma tête. Je continue.
Je commence à prendre du plaisir.
Un coup de piolet.
Je tape mon pied droit.
Un autre coup de piolet.
Je tape mon pied gauche.
Et je répète la chorégraphie, inlassablement.
Je sens que je suis fatiguée, mais j’adore ce que je suis en train de faire. Je me rappelle avoir lancé à Fabien, deux mètres plus haut : “Putain, je suis claquée mais qu’est-ce que je kiffe !”. Lui m’a répondu “C’est bien Morgane, mais concentre-toi”.
Au bout d’un moment, je commence à trouver la pente plus raide. Mes muscles sont chauds, je souffle. Je tourne la tête en haut à droite : je vois le sommet.
Il doit être 8h.
Je rêve.
Je réalise qu’on ne s’est pas arrêtés comme prévu pour voir “si on continue ou pas”.
Je réalise qu’on est bel et bien dans ce goulet étroit et raide que je redoutais tant, et que j’ai réussi ce que je pensais être le plus dur.
Je réalise que je suis déjà arrivée là où je ne pensais pas arriver quelques heures plus tôt.
Je me sens fière, mais je reste concentrée. J’essaye de ne pas penser à la descente qui nous attend.
Il est 8h30
Nous foulons le sommet.
J’ai laissé mon téléphone au refuge, alors Fabien prend quelques photos.
L’Aiguille Verte, les Droites, encore, et maintenant le Mont Blanc nous font face. Le soleil brille, le ciel est bleu. Quelques nuages en contrebas, mais le temps est radieux là-haut.
Une pause pipi au sommet (la plus belle de mon palmarès, à ce jour), et nous repartons.
Une première descente de quelques mètres sur les rochers pour atteindre la corniche me pose déjà problème. Fabien me rassure, mais je ne suis pas à l’aise.
Nous amorçons la descente du couloir.
Je suis déstabilisée. Je ne sais pas si je dois descendre de face ou de biais, je suis perdue et je commence à avoir peur. Une crise d’angoisse s’empare de moi, un début de MAM et je me crispe à mon piolet. Impossible d’évaluer le degré de la pente, j’ai l’impression que mon oreille interne déconne. Je vois flou. Impossible de bouger.
Par chance, un couple – Olivier et Marie – arrivé au sommet par Flèche Rousse après nous, vient filer un coup de main à Fabien, et les trois m’aident à descendre le couloir. 50 mètres par 50 mètres, longueur après longueur, ils me moulinent doucement
Et puis, presque d’un coup, lorsque ça commence à aller mieux et que je me sens de redescendre normalement, j’entends quelques cliquetis taper sur mon casque. A peine le temps de réfléchir avant qu’une pierre, chutant de nulle part, ne vienne cogner violemment mon genou gauche.
Je lâche un cri de surprise.
Une vive douleur me prend le genou, je me recroqueville contre la paroi, tête baissée. Je crois que des pierres continuent de pleuvoir autour de nous, mais impossible d’établir une certitude, tant le temps se fige à ce moment-là. Au bout d’un moment, Fabien (qui était à côté de moi), me dit “je crois que plus haut, il est bien amoché”.
Olivier, qui s’était arrêté avec sa femme pour nous aider, s’est pris une pierre encore plus grosse dans les côtes et semblait plus mal en point que moi. Son pantalon est déchiré et il souffre au thorax, tandis qu’en descendant, il laisse derrière lui un filet de sang. Je l’entends gémir et je me sens coupable.
“Misère”, marmonne Fabien.
Il est 9h30, 10h, 10h30, je ne sais plus…
Le téléphone ne passe pas, impossible d’appeler les secours.
Deux éclopés sur quatre.
On est mal barrés.
Les deux valides moulinent les deux éclopés, cinquante mètres par cinquante mètres.
C’est long, 400m de couloir en moulinette…
Je n’ai pas mal tant que je ne plie pas la jambe, mais il est évident que descendre une montagne avec la jambe tendue se révèle être une activité légèrement plus technique que ce pour quoi je m’étais engagée à la base. Olivier a pris un doliprane mais il souffre toujours. On se doute qu’il a au moins une côte cassée. Je prends son sac que je porte à l’avant, et Fabien continue de me mouliner.
On reste concentrés, le but étant de fuir ce couloir et ces pierres qui pleuvent sur nous le plus vite possible. Un coup de caillou, ça te remet les idées en place. A ce moment-là, je n’ai plus de place pour la peur, ni pour l’angoisse. Mon corps fait automatiquement ce qu’il lui reste à faire : descendre rapidement et fuir ce bordel.
On franchit finalement la rimaye tant bien que mal, on se désaxe du couloir, sur le replat du glacier du Milieu.
Enfin à l’abri.
Mais le téléphone ne passe toujours pas.
Alors, Marie, la femme d’Olivier, décide de redescendre seule au refuge d’Argentière pour alerter les secours. Elle s’élance, dévalant la pente, comme si ce n’était pas un glacier sous ses pieds, mais un toboggan.
3h plus tard
C’est environ 3h après l’accident que nous voyons finalement l’hélicoptère du PGHM se poser devant nous.
“Il y a deux blessés, c’est ça ?
– Oui. Moi ça va, lui moins, dis-je en pointant Olivier du doigt.
– Ok. On va vous embarquer jusqu’au refuge d’Argentière tous les deux, puis on revient chercher votre ami”.
On embarque alors dans l’hélico, tandis que Fabien reste seul, sur le glacier.
Même pas une minute de vol, avant qu’on se pose sur le toit du refuge. L’hélico retourne chercher Fabien, pendant qu’on m’immobilise la jambe et qu’on met Olivier sous oxygène.
Derrière, Béa, la gardienne-maman du refuge, me crie « Bah alors, Morgane ? ».
Je lui réponds en riant « et bah oui, écoute ! ».
Je ne réalise toujours pas.
On part vers l’hôpital de Sallanches. Dans l’hélico, je plaisante avec les secouristes. Je demande à ce qu’ils me déposent à la DZ de Chamonix, je n’ai rien,un simple bobo, ça ira, pas besoin d’aller à l’hôpital. Ils insistent pour que j’aille à Sallanches. Bon.
Arrivée à l’hôpital, vient le moment d’enlever mon pantalon, et je réalise que mon genou a doublé de volume. Toujours impossible de plier la jambe. Le médecin est persuadé que j’ai une fracture, et qu’il va falloir m’opérer. Je n’ai donc pas le droit de manger ni de boire (et quand tu es debout depuis 3h du matin, que tu n’as rien mangé de solide depuis, et que tu es un estomac sur pattes comme moi, je t’assure que c’est difficile).
Au bout d’une heure d’attente, je me lève pour aller aux toilettes, et là, surprise : je ne peux plus poser le pied par terre. Mon corps s’est refroidi, la douleur est bien là. Je fonds en larmes, je relâche tout. Et je vais aux toilettes à cloche-pied.
Je passe finalement une radio : rien de cassé. Ouf.
Pas de rupture des ligaments croisés, non plus.
Le choc, aussi violent fut-il, ne l’a pas été assez pour me briser les os (merci l’hyperlaxité ?).
“Je n’ai jamais vu un genou aussi gonflé sans fracture”, me dit le médecin.
Il faut croire que j’ai une bonne étoile, finalement.
Je reste environ 5h à l’hôpital.
Mon sac est resté au refuge d’Argentière, avec mon téléphone et Fabien, qui a dû redescendre à pied jusqu’à Chamonix, doit me rejoindre.
5h seule à l’hôpital, sans manger ni boire, ni parler avec quiconque, c’est long.
Je pleure, de fatigue.
Je pleure aussi de culpabilité : si je n’avais pas été gourmande pour cette première course, si j’avais été plus en forme, si je n’avais pas eu peur, on aurait pu descendre plus rapidement et éviter ces pierres. On aurait évité qu’Olivier soit blessé en voulant m’aider.
Si seulement nous avions choisi une course plus simple.
Olivier a moins de chance que moi : il a bien deux côtes cassées et un poumon perforé.
Je me sens coupable.
Très coupable.
Au final, un mois d’arrêt.
Ç’aurait pu être bien pire.
Les jours suivants, Fabien m’amène des kilos de livres pour m’occuper (j’ai une attelle, je ne peux pas plier le genou, et les 2 premiers jours je ne pose pas le pied).
Pour m’occuper, je vais à la plage d’Albigny en bus.
Je me baigne avec mon attelle, accrochée à ma bouée. Je suis ridicule mais je m’ennuie terriblement.
Au bout d’une semaine, j’arrive à reconduire, mais il me faudra attendre presque un mois pour pouvoir replier le genou correctement et reprendre le sport.
J’ai pris la chose à la légère, plaisantant avec les secouristes, me moquant moi-même.
J’en ai ri.
J’ai dit « moi quand je m’essaye à l’alpinisme, j’ai la flemme de descendre, je préfère rentrer en hélico, tu vois le truc… »
Deux mois plus tard.
On est début septembre.
Cela fait moins d’un mois que j’ai repris le sport, et je décide de retourner seule en montagne pour la première fois depuis l’accident. Je jette mon dévolu sur le pic de Jallouvre pour une petite rando-trail.
Panique : j’ai le vertige pour la toute première fois de ma vie.
Je me perds, me trompe de direction.
J’ai peur du vide, tandis qu’une crise d’angoisse s’empare de moi.
Je me dis que je ne suis pas faite pour la montagne.
Je suis en colère contre elle, contre moi.
Je redescends jusqu’à ma voiture en pleurant toutes les larmes de mon corps, abandonnant le sommet que je ne voulais même plus regarder.
D’un coup, ça me frappe : j’ai eu un accident.
Je réalise que oui, on est passés près de la catastrophe. Très près.
Deux mois de plaisanteries pour me prendre cette vérité dans la gueule.
Je réalise que désormais, j’ai le vertige, que mes jambes sont moins stables et que j’ai perdu confiance en moi.
J’ai complètement perdu confiance en moi.
J’ai peur. C’est le mot qui tourne en boucle.
Pendant un an, ça a été la bataille.
Depuis un an, en plus d’avoir un genou gauche totalement démusclé et affaibli (aucun médecin n’a jugé nécessaire de m’informer sur l’importance de la rééducation), j’ai le mental en vrac.
Pendant des mois, j’ai lutté doucement avec cette peur nouvelle de la montagne. Je lutte contre la peur de tomber, contre la peur d’avoir mal, je lutte tout simplement contre mon corps en le voyant comme un ennemi. Je le vois comme un truc mal agencé qui n’est pas foutu de suivre mes envies et mes rêves sportifs.
En partie à cause de l’accident, je suis toujours en plein apprentissage pour ne pas haïr mon corps, pour ne pas le haïr au moindre point de côté, à la moindre fatigue musculaire, à la moindre douleur lancinante au dos ou la moindre torsion de cheville.
Et pourtant dans mon lit, le soir, je rêve grand : je rêve de courir partout, en montant, en descendant, je rêve de sauter d’un rocher à l’autre sans être obligée de m’arrêter un jour. Quelque part, je rêve d’avoir des ailes à la place des jambes.
J’apprends que le dépassement est une des clés de la progression.
Que quelques fois, il faut se faire violence et « sortir de sa zone de confort » (cette expression tellement à la mode…).
Mais aussi j’apprends que j’ai le droit d’y aller doucement quand je souffre trop.
Qu’il faut savoir redescendre ses objectifs lorsqu’ils sont trop ambitieux.
Que dans l’univers de la haute montagne, le plus haut n’est pas toujours le mieux.
Et toutes les fois où une séance de sport ou une sortie en montagne m’épuise, mais me laisse ivre de plaisir, je me dis que le jeu en vaut la chandelle. Que ça vaut le coup d’accepter les faiblesses de ce corps petit format, pour le faire aller plus loin.
Aujourd’hui, je sais que si je veux être autonome en alpinisme, je dois revoir mes priorités à la baisse. Je dois recommencer plus bas, plus doucement. Plus en confiance.
Acquérir les bases techniques pour forger mon mental et partir plus sereinement.
Et cette fois, ne pas brûler les étapes.
Moi c’est Morgane, et je suis persuadée qu’on peut amener la paix dans le monde grâce à deux choses : la montagne et le fromage. Sinon, j’aime écrire, grimper et traquer les chamois (juste pour les voir de plus près, hein !)
One thought on “Une première course, un accident”
Bonjour, oui la pratique de l’alpinisme doit débuter par les fondamentaux, par les bases. Mais loin de moi l’idée de « jeter la pierre », sans mauvais jeu de mots, à Morgan. J’ai fait exactement les mêmes erreurs dans ma prime jeunesse et tout comme Morgan, j’ai appris.
Je doute cependant qu’il soit utile de revoir ses objectifs à la baisse. Ils doivent, selon moi, rester intacts. Seul le chemin pour y parvenir doit être revu et corrigé. L’alpinisme est une alchimie, une subtile symbiose entre la technique, le physique et le mental. Ces trois piliers s’acquièrent progressivement, au fil des sorties. N’en négliger aucun est fondamental.
Site très sympa, et surtout utile !
Jean