Quand faut-il faire demi-tour en montagne ?
La Barre des Écrins fait partie des 7 sommets mytiques des Alpes que je m’étais donné pour objectif de réaliser en un an. Fin septembre nous avons vu un créneau météo sur un samedi mais mauvais temps dimanche. Nous avons donc décidé de tenter de faire la Barre à la journée en partant de nuit le vendredi soir à minuit.
Compte rendu
La Barre des Écrins : Topo
La Barre des Écrins, sommet culminant du domaine des Écrins, n’est pas une course très compliquée. Côtée PD par la voie normale (arête Ouest), les difficultés se situent principalement sur l’arête et le passage de la brèche Lory. L’altitude peut aussi jouer en votre défaveur si vous n’êtes pas suffisamment acclimaté puisque ce sommet culmine à 4102m.
Une course tout aussi belle et beaucoup moins dure est le Dôme de neige (ou Dôme des Ecrins) qui évite d’avoir à évoluer sur une arête et vous emmène tout de même à 4015m. La marche d’approche, la partie sur glacier ainsi que la montée jusqu’au Dôme peut se faire en ski de randonnée en hiver, ce qui a l’avantage de raccourcir considérablement la durée de la course à la descente. Ces deux courses se font normalement en deux jours avec une nuit au refuge des Écrins (3175m) ou au refuge du Glacier Blanc (2542m).
Une course vite expédiée
En deux jours la course se fait sans trop de problème. En une journée elle devient plutôt challenge ! La pluie s’invitant le dimanche nous avons tenté le tout pour le tout en partant vendredi à minuit. Nous mangeons dans la voiture et sortons dans le froid. Après 5 minutes de marche, une petite pluie fine s’invite et clapote sous nos pas. Après 20 minutes de marche nous nous arrêtons. Mon compagnon de cordée doute sur la pertinence de notre choix de continuer. Nous débattons quelques instants sur le sujet puis nous choisissons de faire demi tour et de rentrer chez nous.
Renoncer au sommet ?
Pourquoi est-ce si difficile de renoncer au plaisir d’atteindre le sommet ?
Tout d’abord parce que comme souvent quand on n’habite pas au pied de la montagne l’investissement qu’on a réalisé est trop grand. Pour aller en montagne il faut investir en temps et en argent. Depuis Lyon j’ai mis plus de 4h pour arriver au pré de Madame Carle (le début de la course) et autant d’argent investi en essence et en péage. Il paraît donc évident que plus l’investissement est grand et plus la résistance au renoncement va être élevé et donc plus le danger est important !
Mais il y a aussi la peur qui entre en jeu. Celle de manquer une occasion qui ne se reproduira pas. On peut penser que les conditions sont particulièrement bonnes ou alors qu’on n’aura pas d’autres disponibilités à l’avenir pour retenter la course. C’est exactement ce que je me suis dit en allant à la Barre : « C’est la dernière occasion cet été avant que l’hiver arrive ! », « J’étais dispo ce WE mais le prochain mois j’ai pas de créneau ! », « Je m’étais fixé pour objectif de faire la Barre cette année et c’est ma dernière occasion ! » …
Sauf qu’aucune de ces raisons ne constitue d’argument valable quand il s’agit de continuer ou faire demi-tour. Car quand on se pose la question du demi-tour en montagne, c’est notre vie et celle de notre compagnon de cordée qui est en jeu !
Et ce biais cognitif est pervers car il nous empêche de déceler les dangers objectifs et les dangers subjectifs.
Les risques engendrés
Dangers objectifs: les dangers physiques associés à la voie d’alpinisme. Par exemple :
- Les chutes de pierres
- Manteau neigeux instable
- Les séracs
- Les crevasses
- L’exposition (la hauteur potentielle d’une chute)
- L’altitude
- La météo
Dangers subjectifs : les dangers associés à l’alpiniste. Par exemple :
- Niveau physique
- Moral affaibli
- Manque de compétences techniques
- Manque de connaissances
- Mauvais équipement
- Manque d’expérience
- Danger confondu avec difficulté
- Cordée non homogène
A ces risques peut s’ajouter la dimension temporelle qui est capitale en montagne. Sans rentrer dans des considérations philosophiques – qui pourraient être passionnantes – le temps n’est ni objectif ni subjectif mais un peu des deux. Je le qualifierais pas vraiment de risque mais plutôt de facteur aggravant. En effet plus le temps passe, plus la fatigue augmente (risque subjectif), plus les conditions deviennent dangereuses (risque objectif), etc.
Ainsi une course facile peut se transformer en une course très engagée en fonction des conditions et du niveau des participants.
Quelques outils pour mieux renoncer
Notion de Sphère de risque acceptable :
Le risque est inhérent à la montagne et particulièrement à l’alpinisme et au ski de randonnée. Le degré de risque jugé acceptable varie selon chaque individu. C’est en cela qu’on parle de la sphère de risque acceptable. Cette sphère représente le niveau de danger qu’une personne est prête à accepter. Dans la sphère se trouve les risques jugés acceptables par l’alpiniste. En dehors se trouvent les risques que l’alpiniste ne souhaite pas prendre. La sphère a aussi une dimension purement spatiale. Elle englobe l’itinéraire, le sommets et les éventuels passages techniques que l’alpiniste est prêt à prendre. Par exemple dans un même environnement qui peut être celui des Écrins, un alpiniste ira faire Roche Faurio ou le Dôme de neige, tandis qu’un autre tentera la Barre des Écrins par la face Sud. Ni l’engagement, ni les risques ne sont comparables.
La taille de cette sphère dépend aussi du niveau de l’alpiniste, de son équipement, de ses objectifs et bien sûr de sa capacité à affronter les dangers. C’est pourquoi la communication dans une cordée est primordiale ! Chaque personne doit exprimer clairement le niveau de risque qu’elle est prête à prendre pour qu’il n’y ait pas de malentendus sur le but d’une course et que les décisions soient prises en fonction de la sensibilité de chacun.
Méthode 3×3
Un bon outil pour réaliser ce check est la méthode du 3×3 de l’ENSA (Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme) inspirée de la méthode de « réduction » du guide-nivologue Werner Munter. J’avais déjà expliqué cette méthode dans mon article sur les 5 erreurs de débutant en alpinisme. Vous pouvez voir un rappel de cette méthode grâce au tableau ci-dessous.
Le tableau général d’alarme
Votre corps est une machine extraordinaire ! Vous pouvez percevoir un risque de 3 manières différentes :
- le cerveau : c’est-à-dire la raison et la capacité d’analyse
- les sens : c’est-à-dire les perceptions comme la vue, l’ouïe, le toucher, odorat…
- Et enfin le ventre : i.e. les tripes, votre deuxième cerveau (au sens propre comme au figuré, des neurones étant en effet présent dans le ventre), le siège de vos émotions
Grâce à ces trois modes de perceptions et d’analyse vous pouvez construire un « tableau général d’alarme. Vous pouvez vous imaginer comme dans un cockpit d’avion avec votre tableau de bord constitué de toutes les informations que vous recevez de votre corps. Ces informations sont ensuite traitées pour déclencher des voyants de 3 couleurs :
- Vert : Prise de précaution
- Orange : Vigilance accrue
- Rouge : Danger imminent !
Pour chaque éléments extérieur ou intérieur les voyants vont s’allumer. La couleur des voyants va dépendre de l’alpiniste. Par exemple : le temps est dégagé, la journée s’annonce ensoleillée = voyant vert ! Vous sentez la fatigue arriver = voyant orange ! L’un des membres de la cordée est débutant et ne se sent pas du tout à l’aise = voyant rouge ! Vous avez explosé l’horaire = voyant rouge ! Exposition très importante = le voyant peut être orange ou rouge selon le niveau de l’alpiniste.
Tous ces voyants vont vous donner une image globale qu’il est nécessaire d’analyser/d’écouter afin de prendre la bonne décision. Si votre tableau général d’alarme ressemble à un sapin de noël, pas besoin de réfléchir longtemps pour réaliser qu’il faut renoncer au plus vite !
Exercice pratique : Replongez vous dans votre dernière course. Fermez les yeux et imaginez vos sensations, les paysages, l’itinéraire, vos compagnons de cordé et l’objectif fixé. Imaginez maintenant à quoi ressemblerait votre tableau d’alarme. Quelles seraient les lumières allumées ? Quels seraient les différents voyants ? La fatigue ? Le temps ? Les risques d’avalanche ? L’équipement ? etc. Quels sont les lumières qui se sont allumées ? S’il y avait des voyants rouges ou oranges, avez vous malgré tout continué ? A combien de voyants estimez vous qu’il soit nécessaire de s’arrêter ?
Certaines courses qui nécessitent un engagement extrême peuvent faire que les lumières oranges restent allumées tout au long de la course.
Exemples de renoncements
Durant ma modeste expérience en montagne j’ai dû renoncer de nombreuses fois aux sommets auxquels je prétendais.
Les pointes Lachenal
Comme expliqué plus en détail dans le podcast qui raconte cette course, nous avons fait demi tour à cause de plusieurs facteurs. Une mauvaise analyse du terrain qui venait d’un manque d’expérience nous a amené à nous engager dans une pente à 40° complètement gelée. Nous n’avions pas les piolets adéquats ni l’expérience nécessaire et nous avons vite eu les mollets en feu à force de tenir sur les pointes avant de nos crampons ! Nous sommes donc redescendu du peu que nous avions monté pour se rapatrier sur une course bien plus accessible pour nous : l’arête à Laurence.
Le Coillu à Bordel
Sortie de ski de randonnée mythique des Aravis, nous étions sorti par risque 4 indiqué au BERA (Bulletin d’Estimation des Risques Avalanche). Le risque était donc important et nous le savions. Nous avons fait la marche d’approche qui n’était pas exposée au risque d’avalanche. Arrivé en bas du couloir (suffisamment loin pour ne pas finir en bonhomme de neige), nous avons analysé la situation et définit que les risques d’avalanches étaient trop importants : signes de coulées, températures élevées, neige instable, pente supérieure à 30°, etc. Nous avons donc continué à gambader dans la combe qui ne représentait pas de risque majeur. Une petite précision : je ne serai jamais sorti par risque 4 seul. J’étais accompagné de quelqu’un de beaucoup plus expérimenté que moi et je lui faisait confiance sur ses connaissances en nivologie.
Le couloir des contrebandiers
Arrivés en bas du couloir nous avons vu des corniches de neiges qui pendaient joyeusement au-dessus de la pente. Leur volonté de nous faire la bise étant assez imprévisible, le fait que nous étions en sortie CAF ainsi que la longue exposition au risque durant toute la montée du couloir, nous ont conduit à faire demi-tour.
Gerbier : traversée des arêtes
Course rocheuse classique et facile du Vercors. Nous étions plutôt bien engagés même si un peu lents dans notre progression. Quand tout à coup la pluie s’est invitée. Le rocher devenant glissant et la partie la plus « dure » approchant, nous avons décidé d’éviter les risques de zipettes et de prendre une échappatoire.
Contre-exemples
Puisqu’il faut bien des exceptions partout, voici des exemples de courses où nous avons décidé de continuer malgré des doutes.
Le Mont Blanc
Comme je le raconterais certainement bientôt, nous étions engagé sur la voie des Grands Mulets en ski de rando. Arrivé au refuge Vallot un de nos compagnons de cordée s’arrête par manque de conditions physique même s’il était le plus expérimenté techniquement de nous trois. Nous continuons donc à deux sur l’arête des bosses. A cause de l’altitude et du manque d’acclimatation de mon compagnon restant nous progressons très très lentement. L’oxygène nous manquait à tel point que mon compagnon m’indiqua, le souffle court, qu’il hésitait à continuer et qu’il ne pensais pas y arriver. Il nous restait seulement 150m de dénivelé à gravir avant de parvenir au sommet. J’ai donc poussé mon compère et dans un ultime effort nous avons atteint le tant convoité « Toit de l’Europe ».
C’est une épopée assez mythique que je vous raconterai bientôt 😉 ! C’est une des rares fois ou je me suis dit que j’était peut être allé trop loin. Il n’est jamais très bon de pousser quelqu’un aux bouts de ses forces en montagne… Et je me suis fait prendre dans le piège de « l’investissement » que je vous décrivais plus haut. J’avais investi beaucoup dans cette course autant émotionnellement qu’en terme de temps : une seule occasion de faire ce sommet, trop proche du but, sommet mythique, etc.
Le Grand Paradis
Un récit que je vous ferai bientôt également plus en détail. Nous avions décidé de faire le Grand Paradis à la journée (2100m de déniv positif).
Jamais nous n’avions tenté une course aussi longue et éprouvante physiquement (à cause de l’altitude en partie). Nous étions donc en retard par rapport aux autres skieurs. Mais nous avons décidé de continuer car les risques n’étaient pas trop élevés (bonnes conditions, glacier stable, etc.).
L’aiguille Dibona
Magnifique course dont vous pouvez voir le compte rendu ici. Arrivés en bas de l’arête, mon compagnon de cordée me fait part de ses doutes. Étrangement les 200m de vides de chaque côté de l’arête ne lui plaisait pas tellement. Sa sphère de risque n’englobait pas une montée en tête sur cette arête un peu vertigineuse. La mienne l’englobait. J’ai donc pris la tête pour cette arête et il m’a suivi en second de cordée.
Considérations philosophiques
Et pour le plaisir de la verve voici quelques considérations philosophique sur le renoncement en montagne.
Devant le choix ultime de poursuivre ou de renoncer se joue souvent une question plus profonde : le vertige de la liberté. Dans un élan de vanité l’homme veut vivre sa liberté pleinement. Il souhaite se montrer à soi-même qu’il peut choisir. La liberté ainsi, s’éprouve et se prouve. L’homme perçoit donc son pouvoir par un choix. Il éprouve sa toute-puissance par la maîtrise qu’il a sur son destin à ce moment précis. Au vertige du vide, le vertige de la liberté fait échos. Car le vertige est toujours attirance, désir, même refoulé. Parfois c’est le désir de faire une grosse connerie. « Juste pour voir ». Comme un jeu, un défi à la vie, un désir un peu fou. Et de la folie il en faut certainement pour aller en montagne.
C’est ainsi le désir d’une liberté qui s’éprouve par le vide, voire par le néant qu’elle pourrait faire naître de son élan. Néant de destruction. Risque inutile. Pulsion de mort. C’est en croyant être libre qu’on annihile la liberté même. C’est en croyant « Être », que l’on met sa vie en jeu. Certes, la vie s’éprouve par contraste, mais jusqu’où ? Celui qui vit sa liberté par l’extrême, croit vivre intensément alors que c’est un suicide de chaque instant. Petite mort par son désir fou qui pourrait entraîner une mort bien réelle, elle.
Un auteur résume bien ce paradoxe de la liberté. Camu dira en effet dans « Le premier homme » : « Un homme ça s’empêche ! ». Car exercer sa liberté c’est aussi parfois choisir de ne pas l’exercer ou plutôt de ne pas confondre désir et liberté. « Désirer la liberté » n’est-ce pas une formule paradoxale ? Car est-il vraiment libre l’homme qui succombe immanquablement à ses désirs ? Ne peut-on pas être esclave de ses propres désirs ?
Et nous pouvons même aller plus loin en affirmant que la véritable liberté est celle que l’on acquière face à soi même. La véritable liberté en effet n’est pas tant celle qui nous permet d’aller ou de faire ce que l’on veut, mais bien celle qui nous permet d’être nous-même sans biais, sans peurs ni déterminismes. Et on parle ici bien de peur psychologique et non de peur naturelles comme la peur du vide par exemple, qui elles sont bien nécessaires ! C’est celles qui nous maintiennent en vie !
Le vrai courage, c’est parfois de savoir renoncer
C’est ainsi que les stoïciens affirmaient qu’un homme pouvait être libre même en prison. Car la véritable prison est à l’intérieur et non à l’extérieur. Et nous allons en montagne, dans ces grands espaces pour éprouver cette liberté. Peut être comme pour une métaphore de notre monde intérieur. Pour vivre à l’extérieur ce que nous sommes incapables de vivre à l’intérieur.
La liberté est un chemin. Et sur ce chemin, il est parfois nécessaire de faire demi-tour.
Sources :
https://www.objectif-montagne.ch/les-dangers-subjectifs/
https://www.atlantico.fr/imprimer-pdf/node/3250102
https://www.camptocamp.org/articles/133323/fr/aide-topoguide-cotations-en-rocher-escalade-et-rocher-haute-montagne#objective-danger
http://www.skitour.fr/dico/dangers+objectifs+ou+subjectifs
Thomas Minot
Auteur et créateur du blog que vous êtes en train de lire et de la chaîne Youtube du même nom, je vous fait partager mon expérience à travers articles, vidéos et photos. J’ai créé ici ce que j’aurais aimé avoir quand j’ai débuté l’alpinisme. Passionné par tout ce qui touche à la montagne, je parcoure celle-ci piolets à la main, ski au pied et parfois même sous mon parapente.
One thought on “Quand faut-il faire demi-tour en montagne ?”
Merci pour cet éclairage !